La mer

J’ai écrit La mer à seize ans sous la forme d’un poème en alexandrins. Je l’ai retrouvée quelques années plus tard alors que j’étais devenu chansonnier. Un jour, entre Sète et Montpellier, dans le train, la musique m’est venue d’un seul coup. N’ayant pas de papier sur moi pour écrire, nous sommes allés chercher du papier toilette dans les WC du wagon ; par miracle, il y en avait.

Cette mélodie révélée à Trenet a « des airs » de « Blue moon », énorme succès de l’époque. La musique est cosignée par Léo Chaulais, son secrétaire et pianiste qui juge ensuite la chanson trop solennelle et rococo. La vedette Suzy Solidor à qui il la propose la refuse, en disant : Des chansons sur la mer, on m’en envoie dix par jour.

Fin 1945, Roland Gerbeau l’enregistre avec Renée Lebas. C’est sur l’insistance de son éditeur Raoul Breton, que Trenet finit par la sortir en 1946 et remporte alors un énorme succès. Sous la plume de Jack Lawrence La mer devient Beyond the sea, un classique du jazz, un standard. Longtemps générique de la télévision japonaise, la chanson connaît plus de quatre mille enregistrements à travers le monde.

Le texte de La mer est typiquement « Trenet ». Des mots doux, positifs, un lyrisme aérien où la bergère d’azur… confond ses blancs moutons / Avec les anges si purs. La simplicité, la clarté guident déjà la plume du jeune auteur. Les paroles, courtes, sont reprises deux fois en entier. La mer est humanisée : La mer / A bercé mon coeur pour la vie, et certains voient une connotation maternelle dans l’homonymie des mots mer et mère.

La rime est précise sauf pour amour / coeur. Le titre apparaît 12 fois. Les 3 premiers vers des couplets sont réguliers, 6 syllabes, mais l’irrégularité des vers suivants semble avoir été dictée par la mélodie. La structure est de type «jazz».

La mer

1945 Charles Trenet (Ed. Raoul Breton)

La mer / Qu’on voit danser le long des golfes clairs / A des reflets d’argent / La mer / Des reflets changeants / Sous la pluie

La mer / Au ciel d’été confond / Ses blancs moutons / Avec les anges si purs / La mer bergère d’azur / Infinie

Voyez / Près des étangs / Ces grands roseaux mouillés / Voyez / Ces oiseaux blancs / Et ces maisons rouillées

La mer / Les a bercés / Le long des golfes clairs §/ Et d’une chanson d’amour

La mer / A bercé mon coeur pour la vie.

Charles Trenet (Narbonne 18 mai 1913 – Créteil lundi 19 février 2001)

A 15 ans, Trenet le Narbonnais découvre son idole Gershwin à Berlin où il est parti habiter avec sa mère et son compagnon. La langue allemande lui est utile pendant l’occupation à Paris où les occupants sont nombreux dans le public. Mal vu à la fin de la guerre, Trenet est blanchi par la commission d’épuration mais les suspicions de collaboration persistent, il s’exile aux Etats-Unis où il triomphe mais est emprisonné pour homosexualité à Ellis Island aux Etats-Unis pendant 26 jours en 1948, époque du maccarthysme, avant de rentrer en 1954. Il fait également 28 jours de détention à Aix-en- Provence pendant l’été 1963 pour des attentats aux moeurs sur mineurs (âgés de 20 ans, à l’époque la majorité est à 21 ans) inculpation pour laquelle il obtient un non-lieu en appel.

Je ne suis pas gai je suis joyeux. L’homme ne fera jamais son coming out mais il aime décocher quelques jeux de mots cachés comme Je t’attendrai à la porte du garage, pour je tâte André à la porte du garage.

Je fais des chansons comme un pommier fait des pommes disait le Roi Soleil de la chanson ainsi nommé par Henri Salvador, nommé passeur de rêve par Serge Gainsbourg. Il est l’idole de Brassens, Aznavour, Higelin, Polnareff, Biolay, bref, de tout le bottin de la musique française.

Avant lui, très rares étaient les auteurs compositeurs interprètes. Depuis lui on a tendance à penser que l’interprète qui n’écrit pas ses textes en est moins intéressant.

Derrière l’étonnante unité des tonalités gaies et entraînantes de son oeuvre emplie d’énergie et de bonne humeur, l’on peut déceler ici et là chez le fou chantant des thèmes plus sombres. Je chante raconte le suicide par pendaison d’un vagabond (Ficelle, tu m’as sauvé de la vie). Les penchants pour la nostalgie de l’homme aux boucles blondes et chapeau blanc qui collectionne les voitures de sport ont donné des chefs d’oeuvre tels que Que reste t il de nos amour, devenu lui aussi classique du jazz (I wish you love) et utilisé par François Truffaut dans Baisers volés.

Charles Trenet a eu la tristesse de voir échouer sa candidature à l’Académie Française. Son ultime tour de chant a lieu à la salle Pleyel, en Novembre 1999. Il meurt en 2001 d’une seconde attaque cérébrale laissant plus de 1000 chansons écrites durant 66 ans d’activité.

© Roé 2016/2021 - Tous droits réservés